Ecogestalt

Vers une posture écogestaltiste : habiter la Terre avec tact

Vers une posture écogestaltiste : habiter la Terre avec tact

« Je vis ma vie en cercles grandissants qui s’étendent sur le monde. » Rainer Maria Rilke

Avez-vous déjà fait l’expérience de vous sentir relié/e à tout ce qui vous entoure ? En assistant à un coucher de soleil, en vous asseyant au pied d’un arbre au cœur d’une forêt, en accueillant un nouveau né … ? Cette expérience d’unité peut nous nourrir, nous mettre en mouvement, nous enrichir. Mais qu’advient-il quand cette expérience d’unité nous relie aux souffrances de la guerre, des disparitions des espèces et des forêts, des eaux et de l’air pollués… ? Dans un rapport publié le 15 avril 2025, l’Agence pour la transition écologique (Ademe) informe que, même si l’écoanxiété n’est pas une maladie, 420 000 personnes « seraient en risque psychopathologique » et pourraient tomber en dépression ou souffrir de troubles anxieux du fait de leur angoisse.  Selon une étude réalisée par Ticket for Change et l’EM Lyon, 40% des dirigeants à impact déclarent ne pas être en bonne santé mentale. Les métiers de l’accompagnement et du soin sont également particulièrement exposés et cette exposition peut rester « sous le niveau de conscience » des praticiens.

Mon expérience de la méditation zen m’a fait prendre conscience que je pouvais m’ouvrir à une présence permettant d’aller au-delà de l’ego, au-delà de l’illusion d’un moi séparé, à condition de rester connecté au ressenti du corps et d’approfondir les enseignements, pour ne pas se perdre ou ne pas rester dans une illusion d’ouverture au monde avec une prise de recul qui reste une protection !

De la même manière, la situation d’urgence climatique, sociale et écologique m’amène à explorer une alliance entre l’écologie profonde, l’écopsychologie et la gestalt[1].

[1] Voir en bibliographie les 3 articles parus dans la Revue Gestalt concernant l’écogestalt

L’hypothèse Gaïa

L’écologie profonde, telle que développée par le philosophe norvégien Arne Naess dans les années 1970, nous invite à remettre l’Homme à sa juste place : pas en haut de la pyramide des espèces mais au sein de la communauté du vivant qui peuple notre planète. Une écologie « superficielle » qui consisterait à se limiter à résoudre des problèmes environnementaux pour le seul bénéfice des humains, risque de se centrer sur l’abondance matérielle des populations des pays développés, sans remettre en question la place de l’être humain dans la biosphère.

Par ailleurs, l’écopsychologie, telle qu’initiée par l’historien Théodore Roszak, cherche à écologiser la psychologie et psychologiser l’écologie à partir de ce même constat que l’être humain et la planète sont inséparables et la santé de l’un dépend de la santé de l’autre.

La Terre peut être vécue comme un système vivant autorégulé, où les êtres vivants interagissent avec leur environnement de manière à maintenir des conditions propices à la vie : c’est l’hypothèse Gaïa, du nom de la déesse grecque de la Terre, telle que proposée par les scientifiques James Lovelock et Lynn Margulis dans les années 1970. L’être humain est ainsi un élément parmi d’autres composants ce système et non une force qui le domine.

Et si un des enjeux fondamentaux de la psychothérapie et des métiers de l’accompagnement comme le coaching était de se mettre au service de cette hypothèse Gaïa pour contribuer à la santé de ce système vivant ? Et si le paradigme d’indissociabilité organisme / environnement, cher à la pratique de la Gestalt, était un levier pour faciliter cette contribution à la santé, à travers la mise en œuvre d’une posture enrichie de ces racines d’écologie profonde et d’écopsychologie ?    

Une posture écogestaltiste

Comment le paradigme d’indissociabilité organisme / environnement peut-il nous aider à habiter la Terre avec sagesse ? L’écosophie proposée par Arne Naess (« oikos » maison, « sophia » sagesse) nous invite à une philosophie de vie fondée sur une relation harmonieuse, respectueuse et égalitaire entre les êtres humains et les êtres non humains. Inspirés par cette sagesse, chacun/e peut s’appuyer sur une posture d’accompagnement qui nourrit son expérience du CONTACT dans l’ici et maintenantd e la rencontre :

CON : avec (un geste symbolisant ce « avec » pourrait être l’ouverture des bras et du cœur aux humains et non humains)

Cellule et membrane : toute cellule vivante, pour exister et se développer a besoin d’une membrane, pour être contenue, protégée, pour bénéficier d’une identité et pour filtrer les échanges[1]. En accompagnement individuel et de groupe, cette membrane procure sécurité et confiance. En groupe, le cercle, pouvant inclure les non-humains, est un dispositif propice à la constitution de cette membrane et peut faciliter la saine confrontation.

Exemple : J’accompagne un groupe de dirigeants dans le cadre de la Convention des Entreprises pour le Climat. Nous sommes assis sur des chaises, dans un jardin et nous initions un travail collectif. Nous commençons par demander « de quoi avons-nous besoin pour nous sentir en confiance pendant cette séquence de travail ? ». Un membre du groupe propose d’inclure un arbre, un Ginkgo, au sein de notre cercle, avec la possibilité de venir s’assoir sous cet arbre pour exprimer la parole du vivant non humain en cas de besoin lors de nos échanges.

. Ouverture (et fermeture en fonction de la situation) à la résonance somato-affective avec l’humain et le non humain. Selon David Abram, « nous ne sommes humains qu’en contact et en convivialité avec ce qui n’est pas humain » et cette convivialité nous permet une curiosité ancrée (le mouvement yield with / appuis sur de Ruella Frank) dans et avec le vivant. Elle nous permet de sentir l’invisible, notamment les normes anthropocentrées.

Enfant, j’ai l’impression d’avoir davantage découvert le monde dans ce que nous appelions le « petit bois » plutôt qu’en classe ! J’habitais un village à la campagne et j’ai appris à regarder le monde à travers ce « petit bois », à travers la rivière… L’alliance de l’écologie et de la gestalt nous invite à nous réapproprier les aptitudes des « anciens », naturellement ouverts aux éléments (l’eau, la terre, le vent le feu, le vide…), aux règnes animal, végétal, minéral… 

. Nature : nous sommes la nature ! Philippe Descola aime rappeler que le mot nature n’existait pas dans la langue française avant le 17ème siècle et n’existe toujours pas dans certaines langues. Les être humains partagent avec les êtres non humains ce que les bouddhistes appellent la nature de Bouddha, c’est-à-dire la non substantialité des phénomènes, tout étant régit par les lois de l’interdépendance et de l’impermanence.

Témoignage : Quand je réalise une séance itinérante dans un lieu de « nature » avec un client, j’ai l’impression de m’ouvrir à une diversité de connexion, avec une intensité, un foisonnement, des mouvements comparables à ce que je peux vivre quand j’accompagne un groupe. Ca parle, ça répond… en mode ça à travers le corbeau qui vient se poser en face de nous et croasse…, les moustiques dans un espace d’eau croupissante qui attirent l’œil de mon client, une rafale de vent soudaine, un rat qui traverse juste devant nous, un escargot qui traverse une allée… Et ces interactions peuvent nourrir la séance à l’exemple d’un client qui évoque la possibilité de passer d’un arbre à un autre (d’un projet à un autre) au moment précis où un écureuil apparaît !

TACT : toucher (un geste symbolisant ce « tact » pourrait être la délicatesse du toucher spontané)

. Temps long : un des apports de la posture gestaltiste est de ralentir et de gouter les ondulations du contact quand nous ralentissons. Cela peut paraitre anecdotique mais l’impact du ralentissement est tellement évident quand nous arrivons à l’expérimenter avec nos clients, dans un contexte socio-culturel qui nous pousse tellement à accélérer ! Et à ce ralentir qui dilate le temps, nous pouvons y ajouter l’incursion du temps long, à travers :

  • Une invitation à se projeter dans le temps de nos descendants (ex : écrire une lettre à un être du futur, comme Joanna Macy le propose dans les ateliers de Travail qui relie)
  • des rituels inspirés de nos anciens - ex : faire une marche digestive après un repas lors d’un séminaire

La connexion au rythme de la « nature » nous donne accès à sa sagesse quand nous nous mettons à son écoute. La connexion à la nature a un impact sur notre rythme cardiaque, sur notre respiration, … et peut faciliter une expression plus « naturelle », en marchant, à l’exemple de certaines décisions qui prennent forme au contact de la « nature ».  

Dans les années 1970, à Camp David, dans la nature des montagnes Catoctin, Nixon et Brejnev ont eu de nombreux moments informels de marche qui ont permis d’apaiser les tensions et d’avancer vers des accords de limitation des armements nucléaires.

C’est en marchant et en explorant les forêts tropicales que le botaniste Francis Hallé a intimement compris leur complexité et est devenu l’un des fervents défenseurs de leur préservation. 

C’est en observant la biodiversité autour de son usine et en marchant sur ses terrains qu’Emmanuel Druon, dirigeant de Pocheco, a lancé des initiatives de régénération du vivant (eau, toits végétalisés, ruches…).

C’est en vivant et en marchant dans des lieux sauvages, qu’Yvon Chouinard, fondateur de Patagonia, a pris conscience de leur fragilité. « Les meilleurs décisions que j’ai prises pour Patagonia, je les ai prises en dehors du bureau. » 

. Awareness & accueil de l’angoisse existentielle comme source de mobilisation et de créativité : une attention flottante sans saisir la moindre difficulté apportée par notre client peut permettre un accès aux données existentielles (ex : la finitude – la fin des anciens modèles, la quête de sens, le couple « liberté & responsabilité »,  …), supports et leviers essentiels à la profondeur des transformations que traversent nos clients. Les phénomènes d’écoanxiété sont des réactions normales à une situation anomale et peuvent être le terreau d’actions mobilisatrices riches de vie.

. Corps-contact : La notion de corps-contact nous permet de nous rapprocher de l’expérience du corps. Il s’agit du corps en tant qu’organisme vivant en constant mouvement. Le corps peut désigner tout ensemble formant une unité (corpus). Mais il est généralement devenu dans nos vies quotidiennes un corps-machine qui ne permet plus de nous relier au monde. Il est trop souvent devenu une ressource à gérer, à optimiser, à maintenir comme un outil de production qui permet d’atteindre une performance !

Le corps-contact nous permet d’habiter le monde, d’être au monde, par le mouvement physique et imaginaire. Pour Merleau- Ponty, le corps constitue d’abord « notre ancrage dans un monde ». Le sens de la réflexion sur la chair est ainsi de nous inciter à renoncer à la claire distinction du corps et de l’esprit. Le corps phénoménal doit être opposé au corps objectif, en ce qu’il représente une ouverture au monde qui précède toute réflexion (Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception).

. Temps profond : laisser libre court à l’awareness avec son client en se mettant à l’écoute du corps-contact permet un accès aux émotions de la Terre[2] et un compostage des éco-émotions comme l’éco-peur, l’éco-colère, l’éco-impuissance… et cela favorise les résonances sources de transformation. 

Conclusion temporaire… :

Alexandre Sinanian, psychologue clinicien, dans le Journal des psychologues d’avril/mai 2023 écrit au sujet de l’éco-anxiété : « cette problématique n’est pas à s’entendre uniquement dans ce qui se dit dans le cabinet du psychologue ni de devoir aller en forêt (ou dans le métavers) pour faire exister la nature en séance. Les psychologues auraient, à l’ère de l’anthropocène, à se trouver davantage au chevet des sociétés pour penser les effets et les origines de la crise écologique non pas uniquement sous l’angle de la pathologie individuelle ou de la souffrance sociale, mais bien comme révélatrice d’un lien homme-environnement devenu clairement pathologique. (…) Les enjeux psychologiques sont pourtant manifestes, mais il est difficile, pour les psychologues, de se mobiliser sur ces sujets sans y avoir été eux-mêmes sensibilisés. De ce fait, face à l’urgence écologique, nous ne sommes pas – il faut le dire – à la hauteur du problème. »

A travers la richesse de sa posture, le gestalt praticien peut œuvrer à un rapport au monde au service du vivant.

 

Bibliographie

ALBRECHT Glenn. Les Émotions de la Terre, des nouveaux mots pour un nouveau monde. Les Liens qui libèrent, Paris, 2020.

ABRAM David, Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens, La Découverte, « Les Empêcheurs de penser en rond », 2013.

EGGER Michel Maxime, Écopsychologie, retrouver notre lien avec la terre, Jouvence éditions, 2017.

LE DANFF Jean-Pierre, « Introduction à l’écopsychologie », revue L’Écologiste, n° 33, 30 décembre 2010.

JOHNSTONE Chris et MACY Joanna, L’espérance en mouvement, Labor et Fides, « Fondations écologiques », 2018.

LOVELOCK James. La terre e’st un être vivant, l’hypothèse Gaïa. Editions Flammarion, 2017.

NAESS A., Une écosophie pour la vie, introduction à l’écologie profonde, Éditions du Seuil, Paris, 2017.

ROSZAK Théodore, GOMES Mary & KANNER Allen. Ecopsychologie, le soin de l’âme et de la terre. Wildproject, 1995.

ROUSSEAU Bruno, Pour une écogestalt au service des transitions et du vivant, Revue Gestalt n° 56, décembre 2021.

ROUSSEAU Bruno, Une alliance entre l’écologie et la Gestalt. Le temps long et profond, ici et maintenant ! Revue Gestalt n° 59, 2023.

ROUSSEAU Bruno, Le corps-contact au service de la délicatesse du viavnt, Revue Gestalt n° 60, 2024.

SERVIGNE Pablo & CHAPELLE Gauthier, L’entraide, l’autre loi de la jungle, Les Liens Qui Libèrent, 2017.

SINANIAN Alexandre, La crise écologique comme miroir de nous-mêmes. Dossier Penser la crise écologique. Le Journal des Psychologues, mars/avril 2023.

 

[1] Voir L’entraide, l’autre loi de la jungle. Pablo Servigne, Gautier Chapelle

[2] Les émotions de la Terre. Glen Albrecht

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